Quatrième révolution industrielle et migrations : comment assurer la transition dans les pays d’origine et de destination ?

Par Jason Gagnon, Économiste du développement et Catherine Gagnon, Stagiaire, Centre de développement de l’OCDE

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Avec l’arrivée de nouvelles technologies qui brouillent les frontières entre sphères physique, numérique et biologique, un changement spectaculaire dans la façon dont nos économies et nos sociétés interagissent, produisent et communiquent est en cours. Et comme nos économies sont aujourd’hui plus que jamais interconnectées, cette révolution industrielle a lieu dans pratiquement tous les coins du monde. Parallèlement, les migrations internationales n’ont jamais été aussi nombreuses.

Ces deux mégatendances ont une forte interaction qui va considérablement modifier la mondialisation telle que nous la connaissons. Les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) en sont une belle illustration : à la fois tournés vers un nouveau modèle économique, ils restent très dépendants de la main-d’œuvre migrante, notamment d’origine d’Asie du Sud et du Sud-Est. Des mesures politiques concrètes doivent donc être mises en place dans ces pays d’origine et de destination pour permettre une transition plus fluide au niveau mondial.

Une opportunité et ses retombées risquées 

Les nouvelles technologies ont donné aux pays du CCG l’occasion de renforcer leurs efforts de diversification et de réduire leur dépendance au pétrole. En fait, les six États membres du CCG ont élaboré des stratégies à long terme visant à développer davantage leurs industries à forte intensité de capital et de technologie, à transformer et à développer des secteurs majeurs tels que la finance, les télécommunications et le tourisme. Cette détermination a été renforcée par la pandémie de Covid-19.

En même temps, un nombre important de migrants originaires d’Asie du Sud et du Sud-Est sont très dépendants de la structure actuelle des économies du CCG, en termes d’emplois et de revenus. Chaque année, ils envoient les millions de dollars qu’ils gagnent dans leur pays d’origine, ce qui représente l’équivalent de 3 % du produit intérieur brut (PIB) en Inde et jusqu’à 24 % du PIB au Népal. Ainsi, une baisse significative de la demande ou une modification du type de migration peut signifier une rupture des liens positifs entre migration et développement pour ces pays. Le bon côté des choses : pour faire face à l’évolution technologique prévue, les économies du CCG auront besoin de main-d’œuvre de tous types, et probablement de travailleurs provenant de l’extérieur du CCG. Les pays d’origine asiatiques doivent saisir cette opportunité en tirant parti de leurs connaissances et de leurs réseaux dans la région, faute de quoi ils risquent de se faire distancer par d’autres régions émergentes dans la course mondiale aux talents.

S’adapter aux changements : les pays d’origine sont-ils prêts ?

La plupart des pays d’origine asiatiques ne sont toutefois pas tout à fait prêts à faire face au changement. L’agriculture demeure la principale source d’emploi dans de nombreux pays asiatiques, avec des taux élevés de main-d’œuvre peu qualifiée et un nombre important de personnes sans aucun type d’éducation formelle. L’enseignement des sciences, des technologies, de l’ingénierie et des mathématiques (STIM) n’est pas populaire parmi les étudiants. Mais il existe des signes de changement positif dans la région :

  • Les tendances éducatives vont dans le bon sens, y compris au niveau universitaire, puisque les taux d’inscription dans l’enseignement supérieur ont augmenté depuis 2000. L’Indonésie, les Philippines, l’Inde et le Viet Nam affichent des taux d’obtention de diplômes universitaires relativement élevés et en augmentation. La proportion de personnes diplômées de programmes universitaires liés aux STIM a également augmenté lentement : 11 % au Bangladesh, 23 % au Viet Nam, 32 % en Inde, 19 % en Indonésie et 29 % aux Philippines.
  • Des stratégies nationales sont en place pour faire en sorte que la transmission des compétences en matière de technologies de l’information et de la communication (TIC) et de STIM soit une priorité pour la nouvelle génération de travailleurs. Des stratégies récentes en Inde, en Indonésie, aux Philippines et au Viet Nam visent également à adopter des technologies avancées dans les secteurs industriels, et ces efforts se sont accélérés depuis le début de la pandémie de COVID-19.
  • Les employeurs, tant dans les pays d’origine que dans les pays d’accueil, adoptent de plus en plus l’apprentissage tout au long de la vie (‘life-long learning’).

Une longue liste de questions : les pays y répondront-ils ?

L’évolution des écosystèmes régionaux soulève et continuera probablement de soulever un certain nombre de questions fondamentales pour tous les acteurs, autant à l’origine qu’à destination des migrations.

Par exemple, quelles compétences seront demandées à l’avenir ? Les secteurs en croissance et en demande seront ceux impliquant une logistique avancée, une connectivité Internet à haut débit, des infrastructures sophistiquées et des tâches hautement spécialisées. La perte d’emplois impliquant des tâches répétitives sera probablement compensée par la création d’emplois exigeant des tâches plus complexes et à plus haute valeur ajoutée. Les compétences les plus demandées devraient être techniques, davantage liées à la technologie dans les domaines des STIM et des TIC, mais aussi beaucoup plus axées sur les compétences généralistes. Celles-ci comprennent les langues, la pensée analytique et critique, la capacité d’apprendre et de résoudre des problèmes, la flexibilité, la communication, la créativité, le travail d’équipe et le leadership ; des capacités qui sont intrinsèquement difficiles à définir et à transmettre. Elles sont pourtant essentielles, car les compétences non techniques confèrent aux travailleurs humains un avantage comparatif et complémentaire par rapport aux machines.

Comment les pays d’origine peuvent-ils se préparer au changement imminent ? La pression exercée sur les résidents des pays d’Asie du Sud et du Sud-Est pour trouver un emploi à l’étranger ne diminuera pas à court terme. Pour s’adapter à la future demande de compétences, il faudra modifier le type de compétences enseignées dans ces pays, mais aussi la manière dont elles sont transmises dans l’ensemble du système éducatif, tant pour les besoins nationaux qu’internationaux. Cela implique également de réformer les programmes d’orientation pré-départ des migrants afin de garantir leur pertinence dans un contexte d’utilisation croissante des nouvelles technologies.

Veiller à ce que toutes les parties bénéficient de la transition

La raison d’être des organisations multilatérales est précisément de gérer les bouleversements majeurs provoqués par les mégatendances et de veiller à ce que personne ne soit laissé pour compte. Les processus consultatifs régionaux sur les migrations, tels que le Dialogue d’Abou Dhabi en Asie, jouent un rôle crucial puisqu’ils favorisent le dialogue et les partenariats entre les pays, notamment sur les questions de reconnaissance des qualifications, de développement des compétences et de collaboration entre les établissements d’enseignement et les employeurs.

Les processus consultatifs régionaux peuvent faciliter la transition vers un avenir du travail et de la migration de la main-d’œuvre radicalement différent grâce à cinq domaines d’action :

  1. Mettre en œuvre des systèmes migratoires qui garantissent la reconnaissance des compétences et titres de formation des migrants par les employeurs des pays de destination.
  • Cartographier les programmes de développement des compétences dans les pays d’origine et les harmoniser avec la demande de main-d’œuvre dans les pays de destination.
  • Créer des partenariats de compétences – des accords bilatéraux de migration de main-d’œuvre par lesquels les personnes sont formées dans le pays d’origine et ont le choix entre émigrer ou trouver un emploi localement – pour combler à la fois les pénuries de main-d’œuvre dans les pays d’origine et dans ceux de destination.
  • Encourager le dialogue entre les établissements d’enseignement et les employeurs à l’échelle nationale afin d’assurer la cohérence de l’offre et de la demande de compétences.
  • Encourager et garantir le partage des données entre les États membres pour une planification conjointe fondée sur des données probantes.

Plusieurs exemples concrets développés au cours des dernières années offrent une voie à explorer, comme le partenariat de mobilité PALIM d’Enabel, ou les programmes de cartographie des compétences mis en place pour les corridors de l’Inde avec les EAU et l’Arabie saoudite. Mais chaque corridor a un caractère unique, typiquement avec des spécificités techniques, une culture propre et différentes attentes. Et si des principes peuvent être distillés à partir de l’ensemble croissant de bonnes pratiques à travers le monde, un processus organique et authentique est nécessaire pour construire un dialogue régional durable sur les migrations.

Les stratégies de développement tiennent de plus en plus compte de l’évolution des processus industriels mondiaux, mais rares sont celles qui tiennent compte de l’impact de ces changements sur la mobilité mondiale de la main-d’œuvre. À mesure qu’elles s’adaptent aux changements, les stratégies de développement doivent également prendre en considération les nouveaux besoins de compétences et leurs impacts sur la migration de la main-d’œuvre, menant ainsi à des mesures politiques concrètes dans les pays d’origine et de destination.