Repenser le développement en Afrique et pour l’Afrique

Par Firmin Edouard Matoko, Sous-directeur général, Département Afrique, UNESCO


Ce blog fait partie d’une série qui invite acteurs et penseurs à renouveler le discours actuel sur l’Afrique et son développement.

La crise du COVID-19 qui a révélé l’extrême fragilité des économies africaines, est venue nous rappeler les limites du développement en Afrique. De nombreux africains réclament une révision urgente des modèles de développement et prônent pour l’élaboration de nouveaux paradigmes propres à l’Afrique. Ce discours n’est pas nouveau. Samir Amin, qui fut l’un des plus grands économistes africains, révélait déjà les limites des modèles fondés sur des théories importées de l’extérieur. Thandika Kandawire, autre penseur africain de renom et bien d’autres ne disent pas autre chose aujourd’hui. L’Afrique a besoin de repenser son développement et de réinventer son histoire sociale et économique, comme l’affirmait encore récemment le groupe d’intellectuels africains réunis par l’UNESCO pour débattre de la crise du COVID-19 en Afrique : « cette crise est une occasion de repenser les hypothèses actuelles sur les paradigmes de développement adoptés par les États africains. Il s’agit de se concentrer sur les priorités de développement centrées sur l’homme, et d’investir en priorité dans l’éducation, les soins de santé, la protection sociale et la recherche scientifique comme base pour créer une nouvelle Afrique, capable de regarder vers l’intérieur et de trouver des solutions endogènes à ses problèmes, tout en assurant sa place sur la scène internationale ».

Y-a-t-il donc une crise du développement en Afrique aujourd’hui ? Quelles sont les modèles qui ont inspiré le développement des pays africains depuis les indépendances ? Ont-ils permis de sortir les pays africains du « sous-développement » et de concrétiser les espérances de progrès nées au lendemain des indépendances ?

Partons d’un premier constat désormais incontestable : il n’existe pas une Afrique mais des Afriques avec des trajectoires plurielles contrastées, des réalités géopolitiques, sociales et culturelles différentes. Rappelons brièvement que de nombreuses théories, pour la plupart importées de l’extérieur et largement inspirées par les idéologies dominantes du moment (capitalisme et socialisme) se sont imposées sur le continent. De manière schématique, citons pour mémoire les théories « classiques » qui définissent le sous-développement par l’existence d’handicaps naturels ou culturels et de conditions de production essentiellement primaires et celles d’inspiration marxiste qui stigmatisent la dépendance des jeunes nations africaines et l’extraversion de leurs économies. Ces théories se sont confrontées sur le terrain africain avec des fortunes diverses jusqu’au début des années 90. Les crises politiques et économiques des années 80-90 ont ouvert la voie aux politiques fondées sur la croissance et l’équilibre budgétaire préalables au développement social de l’Afrique. Rappelons aussi le passage douloureux des politiques d’ajustement structurel lesquelles, loin d’apporter l’ajustement désiré, ont créé les conditions d’une dépendance extrême qui se traduit aujourd’hui par un endettement public largement au-dessus des capacités de remboursement des économies africaines et qui perpétuent le « cercle vicieux de la pauvreté » (la dette publique a atteint le niveau historique des 365 milliards de dollars, en 2018).

Deuxième constat désormais largement partagé en Afrique : croissance économique ne signifie pas nécessairement développement (et encore moins développement durable et inclusif tel que défini aujourd’hui au niveau international –  cf. Agenda 2030).  La croissance économique africaine a été certes remarquable au cours des deux dernières décennies (ce qui avait d’ailleurs donné lieu à un article prometteur du The Economist en 2013 : « A hopeful continent »). Mais en même temps, les analystes concordent tous pour dire que les politiques fondées sur la croissance économique (souvent au détriment de l’humain) ont creusé les inégalités sociales. Le continent reste majoritairement pauvre (plus de la moitié des individus les plus démunis du monde vivent en Afrique et c’est en Afrique où se situe la majorité des PMA). Des disparités extrêmes existent entre pays et régions. Ainsi, la croissance africaine a été estimée à 3,4% en 2019, elle était de 6,9% en Côte d’Ivoire, 8,3% en Ethiopie, – 0,9% en République du Congo et – 2,3% au Libéria. En 2019, le PIB par habitant était de 23 900 dollars E.U. à l’Ile Maurice tandis que celui du Burundi était de 782 dollars près de 30 fois moins. En 2018, l’espérance de vie au Cabo Verde était de 73 ans alors qu’elle n’était que de 54 ans en Sierra Leone ; en 2019, au Gabon, 48,1% de la population utilisait Internet alors qu’à Madagascar, seule 4,7% y avait accès, soit 10 fois moins (Banque mondiale, 2018). Les indices de développement humain (PNUD, Banque mondiale) ainsi que les données de l’UNESCO concernant les progrès de l’éducation placent la grande majorité des pays africains au dernier rang. Le constat est éloquent.  L’Afrique dans sa globalité reste donc en marge de ce qu’il est convenu d’appeler le développement.

Enfin, troisième constat découlant de la crise du Covid-19 : repenser le développement devient un impératif autant qu’intellectuel que politique pour les pays africains. Loin de réinventer de nouvelles théories, les nouveaux paradigmes de développement devront tirer les leçons de l’histoire et s’adapter à la nature changeante des sociétés africaines. Celles-ci  devront prendre en compte des nouveaux défis et enjeux locaux, nationaux, régionaux et internationaux qui n’existaient pas au début des indépendances : transformer un secteur informel qui contribue encore à plus de 80% à la production de la richesse nationale, promouvoir les savoir-faire locaux, assimiler économie traditionnelle et économie moderne dans une logique d’échanges et de complémentarité, intégrer les dimensions culturelles et environnementales, promouvoir les économies vertes et bleues, etc.). À l’heure de l’intelligence artificielle et des innovations technologiques, celles-ci devraient aussi permettre aux pays africains d’opérer la transformation prônée par l’agenda 2063 de l’Union africaine « L’Afrique que nous voulons ».

Les enseignements découlant des expériences et recherches sur le développement sont encore loin d’avoir apporté des réponses convaincantes. Que l’on soit afro-optimiste ou afro-pessimiste (autre débat qui a ravagé l’unité de la pensée africaine du développement), il reste à notre avis une question fondamentale non encore résolue qui sous-tend toutes les remises en question des modèles adoptés depuis les indépendances? Et si le modèle de développement actuel n’était pas « culturellement et moralement » adapté aux modes de vie et de socialisation des africains ? Émergence ou transformation, croissance ou développement durable, le débat reste ouvert. Comme toute pensée qui se veut intrinsèquement évolutive, celle sur le développement de l’Afrique continuera d’alimenter les débats des cercles intellectuels africanistes. S’en saisir dans un souci de clarté et de responsabilité est le plus grand défi de la nouvelle génération de penseurs africains regroupés autour d’écoles de pensées émergentes « proprement africaines ».

Dans cette dynamique, retenons cette conclusion clairvoyante : « L’Afrique apparaît comme le continent de l’avenir. Dans un monde privé de sens, elle rappelle qu’il existe d’autres manières de voir le monde et de vivre que le modèle d’économie et de société qui enferme les êtres humains dans l’univers des objets et la dictature de l’instant, en s’obstinant à faire croire que le seul cogito valable est désormais « je vends donc je suis » .


Pour approfondir :

UNESCO, (2020), Incidences socio-économiques et culturelles du Covid-19 en Afrique: quelles réponses pour l’UNESCO? Mai 2020 

RASA (Rapport Alternatif sur l’Afrique). Numéro zéro. Un rapport pour l’Afrique et par l’Afrique, Dakar, Sénégal, Juin 2018, 110 pages

Synthèse de la réunion en ligne « Comment l’Afrique conçoit-elle la crise du Covid-19 et ses conséquences? » organisé par l’UNESCO, 7 mai 2020 (disponible en ligne www.unesco.org)