Par Jorge Moreira da Silva, Directeur, Direction de la coopération pour le développement de l’OCDE
Les chocs économiques et sociaux liés à la pandémie ou en rapport avec le climat n’ont épargné aucun pays du monde en 2020, mais ils font peser une grave menace et frappent de manière disproportionnée les contextes fragiles ou touchés par un conflit. Déjà parmi les moins à même de faire face aux chocs, et dotés de capacités d’adaptation insuffisantes, ceux-ci sont aujourd’hui particulièrement exposés à ces risques. Ils ont besoin d’urgence de plus de soutien de la part de la communauté internationale, tant pour se relever à court terme que pour renforcer leur résilience face à de futurs chocs systémiques.
Un an après le début de la Décennie d’action et de réalisations, les contextes fragiles ou touchés par un conflit se trouvent à la croisée des chemins. Avant même la pandémie de COVID-19, les 57 contextes fragiles – y compris les 13 contextes extrêmement fragiles – recensés dans la publication de l’OCDE États de fragilité 2020 abritaient près d’un quart de la population mondiale, mais aussi les trois quarts des personnes en situation d’extrême pauvreté dans le monde. Aucun d’entre eux n’est en passe d’atteindre les objectifs de développement durable (ODD) relatifs à l’élimination de la faim, à la bonne santé, au bien-être et à l’égalité entre les sexes. Là où la majorité des pays en développement non fragiles progressent, la plupart des contextes fragiles régressent : ceux qui accusaient déjà un retard voient aujourd’hui celui-ci s’aggraver.
Les effets conjugués des chocs mondiaux multiplient les points de tension sur les contextes fragiles, qui concentrent déjà de façon disproportionnée les situations de violence. En 2019, trois personnes sur cinq y étaient exposées à des situations de conflits armés actifs, tandis que 14 des 20 pays les plus touchés par le terrorisme étaient fragiles. L’année dernière, la pandémie et les chocs qui y sont associés ont encore aggravé cette fragilité. Ainsi, en dépit de l’appel au cessez-le-feu lancé par le Secrétaire général des Nations Unies en avril 2020, 660 000 personnes ont été déplacées en raison de conflits violents sur la seule période d’avril à mai, alourdissant encore le fardeau des États fragiles qui abritent déjà la moitié des réfugiés dans le monde. Qui plus est, l’année écoulée a vu naître une « pandémie fantôme » : l’aggravation des violences conjugales et domestiques. Outre les faits de violence, il faut savoir que deux personnes sur cinq ayant basculé dans l’extrême pauvreté en raison de la pandémie vivaient dans des contextes fragiles, qui abritent déjà la majorité des personnes en situation d’extrême pauvreté dans le monde. La diminution des revenus journaliers, couplée à la contraction des envois de fonds qui constituent la principale source de financement extérieur dans les contextes fragiles, est une source de tensions financières pour les familles qui n’ont pas d’autres moyens de subvenir à leurs besoins. La baisse des cours du pétrole sur le marché mondial a tout particulièrement frappé les États fragiles qui dépendent des recettes pétrolières et gazières.
Des mesures urgentes et coordonnées de la part de tous les acteurs de l’action humanitaire, du développement et de la recherche de la paix s’imposent pour faire face à ces défis multidimensionnels. Jusqu’à présent,l’aide publique au développement (APD) a assuré des ressources essentielles et stables pour les contextes fragiles, mais les retombées de la crise dans les pays donneurs de l’OCDE font peser une menace sur ses perspectives, et sa capacité à répondre à des besoins en constante augmentation. En 2019, elle s’est établie à 15 fois le niveau de l’investissement direct étranger et à 2.5 fois le montant des envois de fonds dans les contextes extrêmement fragiles. En 2021, au moment où l’on peut attendre que se cristallisent les pressions financières, il est essential que les donneurs s’efforcent de protéger leurs budgets d’APD en faveur de ces contextes, et en particulier dans les secteurs essentiels à la lutte contre la pandémie. Les acteurs de l’aide humanitaire, du développement et de la recherche de la paix ont tous un rôle à jouer pour accompagner une reprise pacifique et résiliente sur le long terme, tout en veillant à ce que la réponse apportée à la pandémie n’exacerbe pas les inégalités mondiales. L’accès équitable aux vaccins est un test de ce point de vue : les premières prévisions de distribution de vaccins contre le COVID‑19 par le mécanisme COVAX pour le premier semestre de 2021 font apparaître, en moyenne, des taux de couverture plus bas dans les contextes fragiles que dans les pays en développement non fragiles.
Des mesures prises pour faire face à la pandémie, on peut déjà dégager des leçons utiles pour repenser les institutions existantes et promouvoir un monde plus pacifique, plus juste et plus inclusif. L’urgente nécessité de doubler les investissements dans la prévention des conflits et la consolidation de la paix est l’un des enseignements durables à tirer de la pandémie dans les contextes fragiles. Ces investissements sont particulièrement importants pour s’attaquer aux différents déterminants des conflits et de la fragilité dans des régions comme le Sahel. En 2019, un dollar d’APD sur 4 était destiné à l’aide humanitaire, et un dollar sur 20 à la prévention des conflits. Non seulement la prévention des conflits est sous-financée par rapport à d’autres priorités, mais les mécanismes de prévention des conflits et de construction de la paix sont fragmentés et exploités au-delà de leurs capacités :il faut plus de cohérence et de coordination entre les acteurs de l’articulation entre action humanitaire, développement et recherche de la paix. À titre d’exemple, les financements consentis par les donneurs au Burkina Faso, par exemple, restent saupoudrés et peu compatibles avec des réalisations collectives.
La pandémie nous rappelle également à œuvrer plus activement en faveur de la résilience : soutenir les services sociaux, c’est placer l’humain au centre des politiques publiques et aider les groupes vulnérables à faire face à des chocs sans précédent. Et ça marche : d’après les premières constatations faites au Burkina Faso, par exemple, les bénéficiaires du Programme de filet de sécurité productif (Productive Safety Net Program) étaient moins confrontés à l’insécurité alimentaire que leurs homologues après l’apparition de la pandémie.
Autre leçon, la nécessité de laisser les pays s’approprier ces actions de renforcement de la résilience. Les principes du New Deal, approuvés il y a une décennie, sont aujourd’hui plus essentiels que jamais, de même que les approches et les principes stratégiques qui aident les partenaires extérieurs à prendre en compte la fragilité. En Sierra Leone et en Somalie, les principes du New Deal se sont révélé un cadre efficace pour donner de la cohérence aux initiatives en faveur de la paix, de la stabilité et de la prospérité. Ces leçons et ces principes sont autant de références pour les contextes fragiles. Elles peuvent les guider dans leur action pour atténuer les effets des chocs survenus en 2020, et reconstruire sur de meilleures bases pour un avenir plus durable et plus résilient.