Par Jason Gagnon, Économiste du développement, Centre de développement de l’OCDE
La pandémie de COVID-19 a bouleversé les migrations internationales. Selon les Nations Unies, on comptait 272 millions de migrants internationaux dans le monde en 2019, soit 3.5 % de la population mondiale, ce qui reflétait une augmentation constante au fil des ans. Cependant, depuis le début de la crise, les migrations ont considérablement diminué. En raison des restrictions, l’accueil d’étrangers dans les pays de l’OCDE a chuté de 46 %. Dans les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG), et dans de nombreuses autres régions du monde, les tendances vont dans le même sens. Et la baisse générale des flux migratoires devrait se poursuivre en 2021.
Les répercussions disproportionnées de la crise du COVID-19 sur les migrants sont innombrables. La pandémie a également montré à quel point de nombreux pays dépendent fortement des migrants pour faire fonctionner leur économie, assurer leur sécurité alimentaire et combler leur déficit de compétences. Sans parler des biens culturels immatériels dont bénéficient les sociétés dans tous les domaines, que ce soit en termes d’alimentation, d’événements culturels et d’art. Mais quel sera l’impact du COVID-19 sur l’avenir des migrations internationales ?
Les migrations internationales, en tant que vecteur de développement, restent sous pression
En 2019, les migrants internationaux ont renvoyé 548 milliards de dollars dans leur pays d’origine. Les avantages des transferts de fonds en tant que contribution au développement ont été bien documentés, notamment leur rôle central dans la pandémie actuelle pour combler le manque de systèmes de protection sociale et d’accès aux services essentiels dans de nombreux pays. Cependant, la pandémie affecte directement ces flux, les transferts vers les pays à faible et moyen revenus devant tomber à 470 milliards de dollars en 2021. La chute des transferts de fonds peut s’expliquer par plusieurs raisons. D’une part, les opérateurs de transfert de fonds ne fonctionnaient plus en raison des règles de confinement en vigueur dans de nombreux pays. D’autre part, certains ont manqué de devises et d’autres ont même fermé. Le transfert d’argent physique, par bus, dans plusieurs parties du monde, n’était plus possible en raison de la fermeture des frontières. L’une des seules voies disponibles était celle des transferts en ligne – mais cela nécessite une connexion en ligne et la connaissance de l’utilisation de ces services, tant du côté de l’envoi que de celui de la réception.
« Les transferts de fonds se faisant en ligne, certains migrants et leurs familles ne profiteront pas de cette évolution bénéfique qui permettra de réduire les coûts. » #DevMatters
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Non seulement les effets directs de la pandémie ont touché les migrations et les transferts de fonds, mais les prix du pétrole se sont effondrés dans les mois qui ont suivi la première vague, ouvrant la voie à une accélération de la transition des économies pétrolières vers des industries à plus forte intensité de capital et de technologie. De nombreux pays dépendent actuellement fortement des transferts de fonds des pays du CCG, qui produisent la majeure partie du pétrole mondial. Il faut savoir qu’avec 120 milliards de dollars en 2018, les six pays du CCG sont à l’origine d’environ un quart des transferts de fonds dans le monde, contre une part de 13 % en 2006. Comme plusieurs pays dépendent de ces transferts, dont la part dans le PIB est élevée, une baisse, quelle qu’elle soit, peut signifier un retour à la pauvreté pour les familles bénéficiaires.
L’histoire des migrations et des transferts de fonds n’est pas aussi claire qu’il n’y paraît
Si le total absolu des transferts de fonds s’érode effectivement, le rythme a été plus lent que prévu, et les transferts de fonds ont même augmenté entre certains pays. Ainsi, dans plusieurs pays africains, les transferts de fonds de 2020 dépassaient ceux de 2019. En Amérique latine, le total général des transferts de fonds est resté globalement inchangé par rapport à l’année précédente. Cela s’explique notamment par le fait que les travailleurs envoient plus d’argent lorsque leur famille dans leur pays d’origine connaît des difficultés économiques. Le retour des migrants durant la pandémie a également contribué à l’augmentation des transferts de fonds – les migrants étant rentrés chez eux avec leurs économies. Les fluctuations monétaires, en particulier pour les monnaies liées au dollar américain, peuvent également avoir stimulé les transferts de fonds, car les migrants ont profité du fait qu’ils pouvaient envoyer plus pour moins cher.
Toutefois, il existe une autre raison pour laquelle les transferts de fonds ont augmenté : les transferts effectués en ligne. La plupart des transferts de fonds, en particulier entre les économies en développement où les systèmes financiers sont moins développés, sont effectués par des canaux informels. Pendant le confinement, et face aux conséquences désastreuses si l’argent n’était pas envoyé à leurs familles, plusieurs migrants ont commencé à envoyer de l’argent par des canaux formels en ligne, souvent pour la première fois. En fait, on a assisté à une augmentation de la création d’entreprises de transferts d’argent en ligne dans toutes les régions du monde. En Afrique du Sud, par exemple, la société Mukuru, qui existait déjà, a vu l’utilisation de ses services se développer avec le déclenchement de la pandémie. L’augmentation des transferts de fonds n’équivaut donc pas nécessairement à une croissance réelle des transferts de fonds, mais plutôt à un passage des flux informels aux flux formels.
« On a assisté à une augmentation de la création d’entreprises de transferts d’argent en ligne dans toutes les régions du monde. » #DevMatters
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Les migrations internationales seront à jamais changées
Cela souligne le fait que les changements structurels de la mondialisation étaient déjà en cours avant la pandémie. Le monde devient digital, ce qui pourrait changer la donne pour le développement des systèmes financiers et la croissance économique. Mais pour les familles et les individus qui n’y ont pas accès, cela peut les éloigner encore plus des promesses d’une vie meilleure. On estime que le taux de pénétration d’Internet en Afrique se situe entre 25 et 40% de la population totale. Ce qui signifie que moins de la moitié de la population devrait bénéficier d’une transition digitale.
Un fossé pourrait donc se creuser de manière imminente chez les migrants internationaux. Les transferts de fonds se faisant en ligne, certains migrants et leurs familles ne profiteront pas de cette évolution bénéfique qui permettra de réduire les coûts, d’augmenter la vitesse et de garantir la fiabilité et la sécurité des transferts, conformément aux objectifs de l’Agenda 2030. La pandémie a également accéléré un changement plus profond dans la façon dont les pays considèrent leur besoin de migrants. Les pays deviennent plus sélectifs et recherchent des compétences spécifiques. La nature de ces compétences est encore mal définie et nécessitera une analyse et une planification tant du côté des pays d’origine que de celui des pays d’accueil. Ce qui est clair, c’est que les migrations internationales, qui ont jusqu’ici servi la réduction de la pauvreté, une meilleure intégration mondiale et le développement, pourraient devenir moins accessibles. Déjà, les personnes qui exercent des métiers manuels, pour la plupart à bas salaire, sont parmi les travailleurs les plus touchés. Les dernières projections estiment que près de 800 millions d’emplois dans le monde risquent d’être automatisés. Le ménage migrant de la classe moyenne inférieure pourrait être écarté au profit des échelons plus riches de la société. La diminution de l’accès aux migrations internationales et aux transferts de fonds pourrait être désastreuse, entraînant d’autres inégalités dans le monde.
Quelles sont les implications en matière de politiques ?
Si l’accent est mis, et à juste titre, sur les coûts, notamment dans l’appel à l’action conjoint « Maintenir le flux des transferts de fonds pendant la crise », les politiques devront également se concentrer sur la planification à long terme, en fournissant aux migrants et à leurs familles les compétences digitales et l’accès à Internet et aux services de transfert de fonds. Nous devons accélérer le développement de l’éducation numérique, parallèlement à l’évolution spectaculaire de la disponibilité des nouvelles technologies. Il nous faut également des politiques visant à adapter les systèmes de recrutement et d’éducation des migrants aux futurs besoins en compétences générales et spécialisées, au bénéfice tant des pays d’origine que des pays d’accueil. Cette orientation politique souligne la nécessité d’une planification à moyen et long termes, et de l’élaboration de stratégies migratoires nationales et sectorielles qui viendront alimenter les stratégies globales de développement tenant compte de l’interconnexion croissante du monde, notamment par le biais des migrations internationales. Les acteurs internationaux sont appelés à coopérer, au-delà des moyens traditionnels, en travaillant avec davantage d’acteurs tels que le secteur privé, et en s’attaquant aux questions relatives à des corridors spécifiques, comme cela se fait de plus en plus souvent dans le cadre de processus consultatifs régionaux sur les migrations, tels que le Dialogue d’Abou Dhabi (DAD). Plus que jamais, la gouvernance internationale des migrations devra évoquer la solidarité et la cohérence des politiques.